samedi 20 janvier 2024

L'espionne et les trois G

 


J’ai presque toujours acheté mes livres en librairie parce que j’écrivais dedans et que je prenais tout le temps nécessaire pour les lire, et ce, sans me soucier d’une date de retour. Toutefois, mon budget, lui, ratatinait à vue d’œil. J’en gardais très peu puisque j’aimais les donner à mes amis ou dans des boîtes à livres. Les bouquins devaient voyager. Depuis mon déménagement dans un beau et pittoresque petit village situé sur la Côte-de-Beaupré, je les consomme différemment, précisément comme une boulimique qui n’a plus de fond. C’est l’avantage d’être à la retraite ! Le temps nous appartient ! Mes emprunts se font à la minuscule bibliothèque municipale, qui est loin d’être une caserne d’Ali Baba littéraire ! Les vieux bouquins se mélangent avec quelques nouveautés, mais cela me convient. Je m’y pointe toujours le bout du nez, les mardis à 13 heures, aux trois semaines. On ne se bouscule pas au portillon. Ce qui fait que, seule, j’assisterai peut-être à un spectacle inédit.

À l’entrée de ce haut lieu de l’imaginaire, j’y retrouve toujours les trois gentilles bénévoles aux cheveux poivre et sel et aux personnalités flamboyantes. L’une d’elles arbore même une mèche rougeâtre sur le côté droit de sa courte chevelure. Dans mon monde de licorne, c’est la délinquante du trio ! Elles ne le savent pas, mais je les espionne ! Je les ai baptisées, les trois G : Gertrude, Germaine et Gilberte. Ces ladies, à l’âme volontaire, me semblent avoir de l’énergie à revendre tout autant qu’un grand cœur. Mais pourquoi parlent-elles si fort et ne classent-elles pas les livres aux bons endroits ? me suis-je souvent demandé. En sourdine, comme une étudiante du Conservatoire d’art dramatique de Québec, je glisse ma main gauche sur les rayons remplis de bouquins, et j’avance très doucement, en écoutant leurs conversations. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis toujours la seule qui assiste à leurs représentations. Suis-je l’unique retraitée assoiffée de lecture au village ? Bof, tant pis pour les absents, ils manquent quelque chose !

— Gertrude, as-tu réussi à avoir la prescription de ton médecin ? se demanda Germaine, debout derrière le comptoir, les bras croisés.

— Oui, pis, je te dis que le gouvernement nous fourre ! Le médecin a ajouté à mon ordonnance des Tylenol, mais on paye cinq dollars de plus en pharmacie que chez Walmart en vente libre ! Je te dis qu’y faut être à notre affaire !

— Ben, je le savais que les Tylenol étaient moins chers chez Walmart ! C’est moi qui te l’avais dit ! Tu ne t’en souviens pas ?

Gertrude haussa les épaules et changea de sujet abruptement.

— J’ai apporté de la soupe aux gourganes pour tantôt, y viennent de l’habitant, pas de l’épicerie. Elles sont bonnes comme dans Charlevoix.

— Ça goûte quoi ? demanda Germaine, encore debout, mais cette fois-ci, elle empilait les livres, l’un par-dessus l’autre, en petites piles.

— Des gourganes, Germaine, ben, ça goûte… Des gourganes, s’t’affaire !

Les trois Miladys s’esclaffèrent en cœur. Elles semblaient s’aimer.

— La semaine prochaine, je t’en amènerai un pot ! Tu pourras y goûter ! Bon, je vais aller étiqueter les nouveaux arrivages, précisa-t-elle.

— Avez-vous trouvé le bouquin de Madame Verreault ? questionna Ghislaine, qui semblait désactiver le code-barre d’un livre avec un lecteur.

— Non, je pense qu’il est mal classé, encore… Pourtant, les lettres de la codification sont grosses ! répondit Germaine de sa voix aiguë.

Gertrude ne dit mot. Était-elle la coupable ? Pensé-je, en me cachant la tête entre deux espaces vides d’une étagère.

— Avez-vous acheté votre billet « Célébration » ? renchérit Germaine.

— Non, trop cher ! dit Gertrude

— Moi non plus, mais c’était quand même un beau spectacle à la télé ! ajouta l’autre.

— Moi, demain, je vais souper au restaurant Sagamité à Wendake. J’ai hâte ! J’ai eu une invitation ! C’est un restaurant gastronomique, vraiment spécial, mais c’est loin Wendake !

Mais qui avait dit cela ? Laquelle des trois ?

— Wendake ! C’est loin en p’tit péché ! Renchéris l’une d’elles.

C’est à ce moment précis que j’ai arrêté de les écouter et que mes doigts ont continué à effleurer, regarder, reclasser certains livres mal rangés, à lire des petits bouts de phrases de différents auteurs, pour finalement sélectionner quatre livres, même si je savais que la limite était de trois. Par la suite, j’ai remis mes grosses bottes, mon lourd manteau, mon bonnet avec un pompon en fourrure et c’est au comptoir avec mes précieux volumes que j’ai demandé à Lady Ghislaine :

— Je sais que nous avons le droit à trois livres, mais je suis une gloutonne… Puis-je en prendre quatre ?

— Ben, certainement, M’dame ! Pas de problème ! dit-elle gentiment, sourire aux lèvres, lecteur code-barre en main.

— Merci beaucoup et bonne année ! Je vous souhaite de la santé !

— Vous aussi ! Vous aussi !

J’aime ces Miladys. Elles sont spectaculaires dans leur unicité.

Mais qui classe mal les livres ? Est-ce que Germaine a apprécié la soupe aux gourganes de Gertrude ? Comment s’est déroulé le souper à Wendake ?  

À suivre. Peut-être ou peut-être pas…

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