lundi 15 janvier 2024

Bifurquer vers hier

 


Édith était allongée sur le confortable divan de couleur crème fouettée de son salon. Celui qu’elle préférait. Elle caressait son chien, qui, couché sur ses cuisses, lui semblait heureux. L’était-il vraiment ? Elle l’espérait. La grande douceur des poils blanchâtres de Gustave, son Mini-Cockapoo de dix mois, lui faisait penser au manteau de fourrure noir de sa grand-mère Amélia, provenant d’un animal quelconque dont elle ne se souvenait plus. Il y avait aussi celui de sa mère, en opossum, tirant sur un gris plus ou moins sombre qui lui revenait en mémoire. « Mais n’était-il pas moins doux ? », s’interrogeait-elle, en constatant qu’un chapeau de la même fourrure terminait toujours l’ensemble comme un impressionnant diastème.

Il y a longtemps, très longtemps, pendant qu’une température glaciale et hivernale s’imposait, les deux femmes s'étaient enveloppées dans leur richesse avec la fierté démesurée d’une Élizabeth Taylor défilant en robe d’apparat à la soirée des Oscars. Quel souvenir mémorable ! Il était évident qu’elles ne touchaient plus terre même si elles savaient qu’une bonne dose de parcimonie était essentielle pour ne pas user leurs préciosités. Il fallait donc un grand événement, une fête importante, la messe du dimanche à l’église pour qu’elles s’en revêtissent. Rares étaient les dérogations à ce principe qu’elles s’infligeaient.

Graduellement, Édith poussa avec délicatesse Gustave de son lieu de repos pour se diriger vers la table de la cuisine où son portable en état de veille l’attendait. Le petit chien, chassé de son confort, alla s’abreuver d’eau sans lui en tenir rigueur. De sa main droite, Édith souleva un peu l’écran vers le haut, puis s’assit pour un face-à-face avec elle-même. Elle pitonna de manière mécanique et rapide puisqu’une idée avait surgi dans sa tête, une sorte de bulle au cerveau. Avec ses longs doigts sur le clavier noir aux touches blanches, elle pianota doucement l’alphabet, qui devint des mots, puis des phrases. Elle se laissa donc emporter par l’inspiration du moment. Édith écrivait comme elle respirait. Elle composait d’interminables paragraphes même la nuit dans son sommeil, en souhaitant très fort s’en souvenir au petit matin. Ce qui n’arrivait jamais.

Dans son enfance, la fillette des années 70 aux longs cheveux bruns ondulés et au jeans à pattes d’éléphant enfouissait sa tête dans une montagne de manteaux de fourrure déposés en désordre, l’un par-dessus l’autre, sur un grand lit. Son plaisir ultime était de s’y cacher ! Que ce soit chez ses parents ou ses tantes : les chats sauvages, les visons, les rats musqués se faisaient renifler par ses petites narines aux sons et cris des fêtards ! Elle y décelait les odeurs capiteuses et puissantes du Chanel No 5 et de L’Air du temps de Nina Ricci avec celles moins agréables des cigarettes Mark Ten et du Maurier. Lorsqu’elle relevait la tête, un nuage d’une fumée de nicotine l’enveloppait. L’asthme la poursuivait maintenant. Dans une chambre adjacente parfumée au patchouli épicé, sa sœur et ses cousines écoutaient en boucle : le vinyle des Beatles sur un tourne-disque. Paul McCartney y chantait : « Let it Be ». Autres temps, autres mœurs. « Mais qui porte de nos jours la fourrure d’un animal mort sur son dos ? », s’interrogeait-elle, en frottant ensemble, ses deux pieds bien emmitouflés dans de gros bas de laine sur le plancher flottant d’un brun marbré imitant le bois à la perfection.

Édith leva son menton pendant que ses yeux fixèrent le plafond. Était-elle encore à la recherche de souvenirs ? Un craquement venant du réfrigérateur la ramena sur terre. Sa grand-mère fut longtemps, c’est-à-dire presque toute sa vie, couturière, mais uniquement de manteaux de fourrure. S’étant séparée de son mari au début des années 40 dans un Québec catholique et puritain, elle dut déménager, prendre des pensionnaires et utiliser ses doigts de fée pour nourrir ses 12 enfants. De cette grande coupure qui affecta énormément sa mère, Édith n’en connaissait pas les raisons. Elle s’en voulait encore de ne pas avoir abordé le sujet de leur vivant. Sa Amélia adorée, née en 1886, habita chez ses parents, jusqu’à ce qu’elle atteigne 14 ans. L’histoire ne retiendra rien d’elle et pourtant, en sourdine, de précieuses souvenances s’entremêlent :

·       L’intelligence d’ignorer ses crises (de bacon) de bébé, en dessous de la table de cuisine ;

·   En été, l’écossage de grosses gourganes qui allaient se retrouver dans une succulente soupe et la plantation d’un lilas à l’arrière de la maison ;

·       Écouter avec elle, le Canadien de Montréal et les congrès de partis politiques ;

·     Un dîner de fête pour ses 12 ans, avec pour dessert : un gâteau aux cerises Duncan Hines et 100 sous noirs dans une enveloppe blanchâtre rectangulaire ;

·       À tous les soirs, la préparation d’une ponce chaude de gin avec un soupçon de sucre dans un verre (oui, un verre) ;

·       Des souliers à talons hauts tirés dans une garde-robe ;

·       L’inoubliable odeur d’une teinture bleutée sur une chevelure blanche et de longs ongles laqués.

·     Des siestes en après-midi, collées, l’une contre l’autre dans une énorme douillette lustrée d’un ton vert olive et dans le cœur, tout son amour et bien plus…

Il était si facile pour Édith de revoir la forme ainsi que la couleur noisette des yeux d’Amélia et de l’entendre lui dire : « Mon p’tit bé… ». Des mots écourtés avec l’accent vieillot charlevoisien d’une autre époque que même 48 ans d’absences n’avaient pu effacer. Édith avait la mémoire longue quand le passé superposait le présent. « J’ai tellement été aimée ! », se disait-elle, en fixant l’écran de son portable pendant que Gustave se couchait à ses pieds. Inopinément, ses doigts s’agitèrent sur le clavier et un titre fut tapé : « Bifurquer vers hier ». Vous connaissez la suite.

C’est fou comme les poils d’un chien peuvent l’avoir amenée ailleurs. Édith sera toujours en manque du refuge des bras d’Amélia, malgré ses 62 hivers, et c’est très bien ainsi. Le savoir ne l’empêchera jamais de l’aimer. Ne dit-on pas : L’ennui est au bout de tous les plaisirs (Octave Primez).


P.S. Le vrai prénom de ma grand-mère est Améda (Guérin). Ma soeur Martine est à gauche de la photo et je suis à droite. Pourquoi ai-je modifié les prénoms ? J'y vais instinctivement sans trop réfléchir. :) 

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