jeudi 4 janvier 2024

Le cafard et Charlotte Cardin


       Crédit photo: Guillaume Arcand

Pendant que la fin d’année 2023 faisait rage, Édith subissait son coup de cafard annuel, celui du temps des fêtes. Était-ce en raison du réchauffement de la planète et des guerres persistantes que ce malotru était revenu ? Heureusement, elle savait par expérience qu’il ne s’éterniserait pas à l’infini et que 2024 allait tout balayer comme d’habitude. Ce n’était pas la pensée magique, c’était cyclique avec une bonne dose quotidienne de kilomètres à pied. Ne totalisant plus le nombre des années depuis belle lurette, elle connaissait indéniablement ce qu’il lui fallait pour trouver la lumière dans son obscurité. « Une surdose de marche me sera nécessaire », se dit-elle en lavant ses mains au lavabo. 

Debout devant son comptoir de cuisine, elle empoigna fermement de sa main gauche un éplucheur à légume pendant que l’autre tenait une grosse carotte, couleur de l’Halloween, loin du rouge et du vert de Noël. Plusieurs fois, elle la déshabilla de haut en bas. L’économe était passé date, pas de poignée ergonomique ni de tête pivotante. Pas grave, elle s’en fichait, il fonctionnait. Six dissemblables carottes étaient allongées sur le vieux et très usé comptoir recouvert d’une céramique défraîchie. Le temps lui avait enlevé son lustre. Elle n’était pas la seule dont la joliesse s’était évanouie. Un sourire narquois se dessina sur ses minces lèvres. Elle prit une grande inspiration et ses épaules se détendirent. La justice existait quelquefois.

Le temps avait passé, couru, les jours, les mois et puis les années. De sa jeunesse, il ne lui restait que ses souvenirs étiolés. Soudainement, elle constata que le rythme moderato de la chanson pop « confetti » de Charlotte Cardin lui faisait du bien. Une sorte d’hymne aux introvertis, ce qu’elle n’était pas, sauf peut-être occasionnellement. En vieillissant, elle n’avait pas souvent le goût d’étaler ses sentiments. Elle était seule à savoir que le sevrage du décès de sa mère s’éternisait ad vitam aeternam. Le temps des fêtes lui ramenait toujours les lourdes absences de ceux et celles disparus à jamais. « Combien de jours encore, ce cafard allait-il persister ? », se demanda-t-elle en fixant l’économe inerte. Sa tête se tourna vers la gauche où une grande fenêtre dévoila d’immenses conifères saupoudrés de neige qui ne réussissaient pas à cacher la longue rivière, celle du nom de son ancêtre. L’eau y glissait sans entrave, insouciant de demain pendant que Charlotte chantait à merveille.

« C’est fou comme la musique a du pouvoir », s’exclama-t-elle en faisant deux pas vers la droite afin de prendre un morceau de carotte et le croquer. Monsieur Gustave, son chien-citron aux rotules endommagées s’étirait de la même manière qu’un chat de gouttière. Comment faisait-il pour dormir sur ce rythme enivrant de la chanson « Pappy » ? La vieille dame se pencha pour lui flatter le dessus de tête et glisser sa main dans son cou. Ce qui le réveilla. Elle se releva et se laissa prendre au jeu, faussa énormément en se dodinant de gauche à droite. Son cœur s’accéléra, elle se sentit mieux. L’économe devint un micro et son cafard prit la poudre d’escampette. Charlotte avait été sa magicienne. Elle se souhaita de nombreux vers d’oreille dans ses futures dormances ainsi que des visites impromptues de personnes disparues. Le rêve serait-il le pont pour rejoindre cet ailleurs mystérieux ? Spotify roula et les mélodies de la jeune femme de 29 ans s’enfilèrent.

Édith fit quelques pas de souris et tourna en rond pour retrouver la laisse de Monsieur Gustave qui se trouvait à sa place habituelle. Elle l’attacha puis décida d’abandonner sa popote et la maisonnée aux bons soins de la chanteuse douée. Elle saisit son long manteau noir, mit ses grosses bottes avec crampons, sa tuque à pompon et ses mitaines en laine avec un petit cœur sur chacune d’elles. Il était l’heure d’aller marcher dehors et de saluer le voisinage. Charlotte continuait à chanter à tue-tête pendant qu'Édith continuait à fredonner. La porte se referma sur son vague à l’âme. Combien de pas seront inscrits sur son podomètre aujourd’hui ? Attraper des bouts de ciel prend du temps. Monsieur Gustave la tira par en avant au même moment qu’un ver d’oreille apparut dans sa tête. C’était peut-être juste cela le bonheur.

PS La musique de Charlotte Cardin est addictive. L’écoute quotidienne peut amener une grave accoutumance. À vos risques et périls, mais bonheur assuré. 



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