J’ai presque toujours acheté mes livres en librairie parce
que j’écrivais dedans et que je prenais tout le temps nécessaire pour les lire,
et ce, sans me soucier d’une date de retour. Toutefois, mon budget, lui,
ratatinait à vue d’œil. J’en gardais très peu puisque j’aimais les donner à mes
amis ou dans des boîtes à livres. Les bouquins devaient voyager. Depuis mon
déménagement dans un beau et pittoresque petit village situé sur la
Côte-de-Beaupré, je les consomme différemment, précisément comme une boulimique
qui n’a plus de fond. C’est l’avantage d’être à la retraite ! Le temps nous
appartient ! Mes emprunts se font à la minuscule bibliothèque municipale, qui
est loin d’être une caserne d’Ali Baba littéraire ! Les vieux bouquins se
mélangent avec quelques nouveautés, mais cela me convient. Je m’y pointe
toujours le bout du nez, les mardis à 13 heures, aux trois semaines. On ne
se bouscule pas au portillon. Ce qui fait que, seule, j’assisterai peut-être à
un spectacle inédit.
À l’entrée de ce haut lieu de l’imaginaire, j’y retrouve toujours
les trois gentilles bénévoles aux cheveux poivre et sel et aux personnalités
flamboyantes. L’une d’elles arbore même une mèche rougeâtre sur le côté droit
de sa courte chevelure. Dans mon monde de licorne, c’est la délinquante du trio !
Elles ne le savent pas, mais je les espionne ! Je les ai baptisées, les trois G
: Gertrude, Germaine et Gilberte. Ces ladies, à l’âme volontaire, me semblent
avoir de l’énergie à revendre tout autant qu’un grand cœur. Mais pourquoi
parlent-elles si fort et ne classent-elles pas les livres aux bons endroits ? me
suis-je souvent demandé. En sourdine, comme une étudiante du Conservatoire
d’art dramatique de Québec, je glisse ma main gauche sur les rayons remplis
de bouquins, et j’avance très doucement, en écoutant leurs conversations. Je ne
sais pas pourquoi, mais je suis toujours la seule qui assiste à leurs
représentations. Suis-je l’unique retraitée assoiffée de lecture au village ? Bof,
tant pis pour les absents, ils manquent quelque chose !
— Gertrude, as-tu réussi à avoir la prescription de ton
médecin ? se demanda Germaine, debout derrière le comptoir, les bras croisés.
— Oui, pis, je te dis que le gouvernement nous fourre !
Le médecin a ajouté à mon ordonnance des Tylenol, mais on paye cinq dollars de
plus en pharmacie que chez Walmart en vente libre ! Je te dis qu’y faut être à notre
affaire !
— Ben, je le savais que les Tylenol étaient moins chers
chez Walmart ! C’est moi qui te l’avais dit ! Tu ne t’en souviens pas ?
Gertrude haussa les épaules et changea de sujet abruptement.
— J’ai apporté de la soupe aux gourganes pour tantôt, y
viennent de l’habitant, pas de l’épicerie. Elles sont bonnes comme dans
Charlevoix.
— Ça goûte quoi ? demanda Germaine, encore debout, mais
cette fois-ci, elle empilait les livres, l’un par-dessus l’autre, en petites
piles.
— Des gourganes, Germaine, ben, ça goûte… Des gourganes,
s’t’affaire !
Les trois Miladys s’esclaffèrent en cœur. Elles semblaient s’aimer.
— La semaine prochaine, je t’en amènerai un pot ! Tu
pourras y goûter ! Bon, je vais aller étiqueter les nouveaux arrivages,
précisa-t-elle.
— Avez-vous trouvé le bouquin de Madame Verreault ? questionna
Ghislaine, qui semblait désactiver le code-barre d’un livre avec un lecteur.
— Non, je pense qu’il est mal classé, encore… Pourtant, les
lettres de la codification sont grosses ! répondit Germaine de sa voix aiguë.
Gertrude ne dit mot. Était-elle la coupable ? Pensé-je, en me
cachant la tête entre deux espaces vides d’une étagère.
— Avez-vous acheté votre billet « Célébration » ?
renchérit Germaine.
— Non, trop cher ! dit Gertrude
— Moi non plus, mais c’était quand même un beau
spectacle à la télé ! ajouta l’autre.
— Moi, demain, je vais souper au restaurant Sagamité
à Wendake. J’ai hâte ! J’ai eu une invitation ! C’est un restaurant
gastronomique, vraiment spécial, mais c’est loin Wendake !
Mais qui avait dit cela ? Laquelle des trois ?
— Wendake ! C’est loin en p’tit péché ! Renchéris l’une
d’elles.
C’est à ce moment précis que j’ai arrêté de les écouter et que
mes doigts ont continué à effleurer, regarder, reclasser certains livres mal
rangés, à lire des petits bouts de phrases de différents auteurs, pour
finalement sélectionner quatre livres, même si je savais que la limite était de
trois. Par la suite, j’ai remis mes grosses bottes, mon lourd manteau, mon
bonnet avec un pompon en fourrure et c’est au comptoir avec mes précieux volumes
que j’ai demandé à Lady Ghislaine :
— Je sais que nous avons le droit à trois livres, mais je
suis une gloutonne… Puis-je en prendre quatre ?
— Ben, certainement, M’dame ! Pas de problème ! dit-elle
gentiment, sourire aux lèvres, lecteur code-barre en main.
— Merci beaucoup et bonne année ! Je vous souhaite de la
santé !
— Vous aussi ! Vous aussi !
J’aime ces Miladys. Elles sont spectaculaires dans leur
unicité.
Mais qui classe mal les livres ? Est-ce que Germaine a apprécié
la soupe aux gourganes de Gertrude ? Comment s’est déroulé le souper à Wendake ?
À suivre. Peut-être ou peut-être pas…
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