Je savais que les travailleurs de
la santé étaient débordés. Ils le criaient haut et fort partout où ils
pouvaient être entendus. De mon côté, depuis un mois, je constate leur
surcharge comme patiente en ophtalmologie et c’est bel et bien vrai. Je
voudrais presque m’excuser d’être celle qui augmente leurs grosses piles de
dossiers.
Replaçons-nous vendredi dernier. J’attends
d’entendre prononcer mon nom, patiemment comme de nombreux éclopés pour
rencontrer l’ophtalmologiste de garde, car même avec un rendez-vous, c’est la
procédure. Là, tout va bien, même si je constate que nous sommes bien trop
nombreux. Je vois donc l’infirmière au triage, retour dans la salle d’attente,
puis un autre infirmier afin qu’il me mette des gouttes qui dilateront mes
pupilles (il verbalise à une collègue qui vient le voir qu’il est débordé comme
toujours). Autre retour dans la salle d’attente. Et pendant que ma vision
devient floue, je ferme les yeux et je relaxe. Enfin, j’essaie de ne pas penser
à l’examen. C’est mon deuxième, je sais ce qui me guette. Tout d’un coup, mon
tour arriva.
À priori, elle me sembla vive
d’esprit et très énergique. Soudain, elle repartit comme une flèche, en
m’affirmant qu’elle reviendrait. Ce qu’elle fit presque une heure plus tard.
Les urgences n’attendent pas.
Bien assise, toujours de dos, la
docteure scruta mon dossier.
— Bonjour Madame Laverdière.
— E, je ne suis pas Madame
Laverdière, je suis Madame Simard.
Collée à son écran, elle me rétorque
:
— Oui, c’est vrai. Je ne
sais pas pourquoi je vous ai appelé comme ça. Bon, pourquoi êtes-vous ici ?
Tout en me résignant à parler à son
dos, j’articule :
— C’est un suivi pour un
décollement du vitré à la demande du Docteur X.
— On ne fait jamais de suivi
pour ça. Pourquoi voudrait-il que je fasse un suivi ? Ah, je crois qu’il a vu
quelque chose d’anormal. Il ne vous a rien dit ?
Elle a dit : anormal. Je veux
partir, mais je reste évidemment.
— Non, rien.
— On va regarder !
Empressée, elle se détourne vers
moi. Elle a bel et bien un visage !
Voilà que des gouttes
atterrissent rapidement dans mon œil droit. De par mon précédent rendez-vous, je
sais qu’elles devraient atténuer les manipulations et examens de la docteure
débordée. Les gouttes sont-elles homéopathiques ? J’ai mal ! Je ne dis mot. Elle
persiste et signe encore plus fort en poussant un médaillon dans mon œil qui
emprisonne et empêche ma paupière de bouger. Bombardée de nombreuses lumières,
je subis l’assaut. Si elle continue à pousser cet objet, je risque le décollement
de rétine, quoiqu’elle pourrait me crever l’œil avant ! Je n’ose imaginer les injections,
pensais-je.
Subitement elle enleva la
rondelle collée à mon orbite avec la même délicatesse qu’on enlève un bouchon prisonnier
dans la tuyauterie du bain, avec grande force. Aussitôt, elle retrouva sa
position préférée, toujours sans me regarder, elle ajouta :
— Il y a quelque chose de vraiment
anormal. Peut-être le glaucome. Je vous retourne au premier ophtalmologique que
vous avez vu, disons dans un mois. On vous rappellera.
Celui-là avait un beau dos lui aussi,
me suis-je souvenu.
— Je pars à la mi-mai pour
l’Irlande. Est-ce que je pourrai prendre l’avion ?
Les bras en l’air, le rire
facile, fixant son écran, le crayon en baguette, elle affirma :
— Que c’est ridicule, de
vieilles faussetés ! Je ne comprends pas que les gens croient encore à ça ! Et
le silence fut.
Déjà, elle ne me voyait plus, ne
m’entendait plus. J’étais invisible. Au suivant.
Timidement, ma bouche articula un
« merci » tout en empoignant mon manteau et mon sac. Du haut de mes
61 ans, je me sentis en avoir 10. Heureusement que je n’accorde pas d’importance
à une certaine condescendance lorsque la personne me semble très compétente.
La révolution majeure en santé
s’en vient à grands pas. Entre les branches, on entend parler de la mobilité du
personnel et des ressources, d’une carte d’hôpital unique et que 20 % de
médecins spécialistes devront prendre en charge plus de patients. De grâce, le
poids du nombre me semble bien trop lourd pour les ophtalmologistes et leurs
équipes. N’ajoutez plus rien, parce qu’avec une pratique inhumaine surchargée,
ce sont eux que l’on retrouvera comme patients et cette fois-ci, le dos couché sur
une civière.
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